
GAUGUIN SELON JARRY
L’univers d’un artiste
sous le regard singulier d’un écrivain
![Image_1_Paul_Gauguin[1].jpg](https://static.wixstatic.com/media/734a70_814beae634b249b28024ca103ae923b8~mv2.jpg/v1/fill/w_284,h_363,al_c,q_80,usm_2.00_1.00_0.00,enc_avif,quality_auto/Image_1_Paul_Gauguin%5B1%5D.jpg)
Paul Gauguin, 1893, photographie anonyme

Alfred Jarry, 1896, atelier de Nadar
Parcours croisés de deux figures emblématiques
de leur temps
À la fin du XIXe siècle, l’avant-garde artistique française est marquée par un foisonnement d’idées nouvelles et de révolutions esthétiques. Deux figures emblématiques de cette époque, Alfred Jarry (1873-1907) et Paul Gauguin (1848-1903), incarnent à leur manière cette quête de modernité et d’expérimentation. Jarry est un écrivain provocateur, inventeur de la pataphysique et du personnage d’Ubu Roi ; il est aussi critique d’art et devient, entre autres, l’ami de Pierre Bonnard et d’Henri Rousseau auquel il attribue le surnom, devenu légendaire, de « Douanier ». Gauguin est un peintre qui
1
- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -
​
voit dans le primitivisme, l’exotisme et le symbole, une manière de renouveler la création artistique. Leurs parcours et leurs œuvres, quoique très différents, se croisent néanmoins de manière significative.
​
En juillet 1894, Paul Gauguin est à Pont-Aven où il séjourne à la Pension Gloanec avec sa compagne du moment, Annah la Javanaise. On lui annonce un jour la visite d’un jeune homme de 20 ans, venu de Paris pour le rencontrer. Il se nomme Alfred Jarry. Cet ancien élève de Bergson, condisciple de Léon-Paul Fargue et d’Albert Thibaudet au lycée Henri IV, entre 1891 et 1892, a échoué au concours d'entrée à l’École normale supérieure. En décembre 1893, il a fait un bref passage à la rédaction de L'Art littéraire, bulletin mensuel d'art et de critique où il a signé du nom d'« Alfred-Henry Jarry » une Berceuse pour endormir le mort (devenue plus tard, dans Les Minutes de sable mémorial (1894), la Berceuse du mort pour s’endormir), à une époque où il a été gravement malade et soigné par sa mère, décédée peu après.
​
La découverte de Gauguin par Alfred Jarry
​
C’est en novembre de cette même année 1893 qu’il a visité, en compagnie de Fargue, l'exposition très remarquée de 44 toiles et 2 sculptures, organisée chez Durand-Ruel, au retour du premier séjour de Gauguin en Polynésie. « Le retour du peintre de Tahiti, ainsi que l’exposition qui ne pouvait manquer de suivre, écrit Maurice Saillet, étaient impatiemment attendus par le cercle symboliste de la rue de l’Échaudé-Saint-Germain qui venait de s’ouvrir à Jarry. À ces raisons somme toute parisiennes, il faut ajouter le sentiment très profond que pouvait éveiller dans le cœur et l’esprit du jeune Alfred-Henry Jarry, l’œuvre de cet homme qui avait fait de la Bretagne, avant les îles d’Océanie, sa terre d’élection. » (La Revanche de la nuit, p.75) En 1894, les premiers articles de critique d’art de Fargue et de Jarry, publiés dans L’Art Littéraire et les Essais d’art libre, témoignent de leur enthousiasme pour cette peinture exotique et novatrice. Dans les Essais d’art libre de février, mars et avril 1894, sous le titre « Sixième exposition chez Le Barc de Boutteville », Jarry reprend pour sa part une critique adressée à Gauguin et écrit : « Je ne vois pas que le Nave nave moe de Gauguin rappelle une imitation des plus mauvais imitateurs de M. Gauguin. J’aime, plus que bien, des tableaux de son entière tahitienne exposition de chez Durand-Ruel, ces deux femmes abstruses accroupies ; et derrière, l’indifférence des Idoles camuses, rideau des danses entrevues. Et à l’horizon il y a des arbres sédimentaires beaux comme un Willemsen. L’étude de nu de Gauguin, bien aussi, intéresse moins car peu différente d’un précédent tableau. » Voici encore quelques lignes attribuées à Alfred Jarry dans L’Idée moderne de février 1895 : « Vu chez Gauguin de belles et neuves gravures sur bois et revu ses études tahitiennes, tout cela à la fois classique et barbare, voulu et fougueux. »
​
Il est au demeurant difficile de déterminer la date à laquelle l’écrivain a découvert l'œuvre de Gauguin ; peut-être est-ce déjà deux ans avant l’exposition de 1893, grâce à son amitié avec Sérusier et Filiger, deux des élèves du peintre à Pont-Aven. En juin 1893, soit six mois avant le retour de Gauguin en France, Jarry publie L'Incube, un poème en prose dont l’atmosphère rappelle Manao Tupapau, l’une des œuvres envoyées à Paris pour annoncer l’exposition de novembre :
​
Un corps de limace oscille dans l'ombre. L'enfant se réveille, et ses grands
sourcils arqués dans la nuit font battre leurs ailes. Frémis dans la coupe,
veilleuse, et deviens la lampe d'un mort ! (Extrait de L’Incube)
2
- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -
​
​
​
Échanges entre l’écrivain et le peintre
​
En juin 1894, Alfred Jarry est donc en Bretagne, ainsi qu’il l’indique dans une lettre à son ami Vallette, seule trace épistolaire des relations entre Jarry et Gauguin : « […] N’étant pas très bien je suis parti en touriste pour la Bretagne, avec Pont-Aven pour centre. J'y suis (hôtel Gloanec) avec Gauguin, retenu par son accident » (Correspondance, « À Alfred Vallette, 1894 ; in Œuvres complètes tome I, Gallimard,1972, p. 1039). Le peintre se remet en effet des blessures consécutives à une rixe avec des marins, à Concarneau, le 25 mai, et il met notamment à profit ce repos forcé en se consacrant à la rédaction de Noa Noa.
​
Jarry est venu à Pont-Aven pour dire au peintre toute son admiration et il a dans sa poche trois poèmes en vers que lui ont inspiré des tableaux exposés à Paris quelques mois plus tôt : Ia Orana Maria, L’Homme à la hache et Manao Tupapau. Avant de quitter la pension Gloanec, le 1er juillet, le jeune auteur les recopie dans le livre d’or de l’auberge. Une version remaniée de L'Homme à la hache paraît en 1894 dans Les Minutes de sable mémorial ; les trois poèmes figureront par la suite dans un recueil posthume, La Revanche de la nuit, édité par Maurice Saillet au Mercure de France, en 1949.
​
En avril 1895, Gauguin a donné à son tour un bois gravé tiré en sanguine (La Madeleine) pour le n°3 de L’Ymagier, revue littéraire illustrée, fondée par Alfred Jarry et Rémy de Gourmont en octobre 1894 et qui a paru jusqu’en décembre 1896 (8 numéros). Le peintre a également publié un court article élogieux sur le « Père Ubu » dans le n°4 du Sourire, journal comportant 9 numéros, qu’il rédige, compose et publie à Tahiti entre août 1899 et avril 1900. (In Les Bretagnes d’Alfred Jarry, Maison de culture de Rennes, 1979 ; Europe, nos 623-624, mars et avril 1981)
3
- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -
​
​
​
​
​
​
​​
​
​
​
​
​
4
- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -
​
![Image_3_livre_d'or[1].png](https://static.wixstatic.com/media/734a70_ef5bd1d789e04aac90ad49a6ddb50e82~mv2.png/v1/fill/w_427,h_673,al_c,q_85,usm_0.66_1.00_0.01,enc_avif,quality_auto/Image_3_livre_d'or%5B1%5D.png)
Page du livre d’or de la pension Gloanec, 1er juillet 1894
Alfred Jarry, Trois poèmes pour Paul Gauguin, Musée de Pont-Aven
La Revanche de la nuit
« Trois poèmes d’après et pour Paul Gauguin »
I
​
​
​
​
​
​
​
​
​
​
​
5
- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -
​

Paul Gauguin, Ia orana Maria, 1891-1892, huile sur toile,
113,7 x 87,7 cm, New York, Metropolitan Museum of Art
Ia Orana Maria
Et la Vierge fauve
et Jésus aussi.
Regardez : voici
qu’albe souris-chauve
vole un ange dont l’enfer vert se sauve
Vers la Vierge fauve
et Jésus aussi.
​
Que dorés les nimbes
qui ceignent leurs fronts !
Nous adorerons
les venus par cymbes,
dit chaque femme au corps brûlé des limbes.
Que dorés les nimbes
Qui ceignent leurs fronts !
​
Sous nos arbres grêles,
sous nos pandanus,
par mer sont venus
dédaignant leurs ailes.
Accourons vers eux baiser leurs pieds nus,
sous nos arbres grêles
sous nos pandanus.
Et la Vierge bonne
et Jésus aussi
d’un œil adouci
d’un œil qui pardonne,
voient se tendre nos mains vers leur couronne.
Et la Vierge bonne
et Jésus aussi.
​
​
​
​​​
​​
​
6
- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -
​​
![Image_5_détail_dans_poème_p6[1].jpg](https://static.wixstatic.com/media/734a70_1ea90159f55d4049b92aaa854839ffc8~mv2.jpg/v1/fill/w_155,h_188,al_c,q_80,enc_avif,quality_auto/Image_5_d%C3%A9tail_dans_po%C3%A8me_p6%5B1%5D.jpg)
« J’ai fait […] un tableau, une toile de 50. Un ange aux ailes jaunes indique à deux femmes tahitiennes Marie et Jésus, tahitiens eux aussi - du nu vêtu de Paréo, espèce de cotonnade à fleurs qui s’attache comme on veut à la ceinture. Fond de montagne très sombre et arbre à fleurs – Chemin violet foncé et premier plan vert émeraude ; à gauche des bananes – J’en suis assez content. » : c’est en ces termes que Gauguin présente Ia Orana Maria (Je vous salue Marie) à son ami Daniel de Monfreid, dans une lettre du 11 mars 1892. Luxuriant, exotique, le cadre environnant cette scène d’adoration, d’inspiration typiquement catholique, a tout d’un paradis terrestre multicolore.
​
Comme dans le tableau, le contraste entre le sacré et le primitif est au cœur du poème de Jarry. Jésus et Marie, la « Vierge fauve », sont à la fois des figures divines aux nimbes dorés et des êtres sauvages, maorisés, devenus semblables à ces femmes « au corps brûlé » venues pour les adorer. Les pandanus, plantes arborescentes dont les larges feuilles servent à garnir la toiture des cases tahitiennes, mais aussi la mer et les cymbes, barques légères rappelant les pirogues polynésiennes, concourent à l’exotisme d’un décor au demeurant beaucoup plus sobre que celui de la toile. En dépit de quelques notes de couleur (fauve, blanc, vert, or et ton brûlé), Jarry n’entend pas vraiment peindre avec des mots, mais il cherche surtout restituer une atmosphère. Le recours aux refrains donne pour sa part au texte une dimension incantatoire, quasi sacrée.
​
Absente du tableau de Gauguin, une pointe d’ironie et de dérision se dessine par ailleurs dans le poème de Jarry à travers la figure de l’ange blanc (« albe », du latin albus), habituel messager divin réduit, par le biais d’une inversion de termes, à une étrange et ridicule « souris-chauve » qui semble avoir fait de « l’enfer vert », probable métaphore de la forêt tahitienne, son domaine choisi. Les missionnaires chrétiens ne sont-ils pas venus « par mer » pour apporter aux sauvages les plus primitifs, au creux des cymbes, « la Vierge bonne et Jésus aussi » ? Le double sens du verbe « se sauver » (s’enfuir/obtenir le salut de son âme) témoigne à la fois de la ferveur et de la crainte de ces païens culpabilisés venus de « l’enfer vert », et qui s’enfuient vers la Madone et son Fils miséricordieux. L’ « œil adouci » de la Vierge et de Jésus pardonne déjà aux « femmes au corps brûlé », à la vue de leurs mains qui se tendent vers eux : ainsi sortiront des « limbes », aux marges de l’enfer chrétien, ces pieuses tahitiennes venues adorer le Dieu des colonisateurs.
​
S’il parvient à esquisser, en langage poétique, l’exotisme tropical et l’aspect mystique du tableau de Gauguin, Jarry n’en propose donc pas moins une vision très personnelle de la scène qu’il a contemplée, en mettant en lumière les tensions inhérentes à l’évangélisation de Tahiti.
​
​
*
7
- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -
​
II
​
​
​
​
​
​
​
​
​
​
​
​
​
​
​
​
​
​
​
​
​
​
8
- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -
​
![Image_6_L'Homme_Ã _la_hache[1].jpg](https://static.wixstatic.com/media/734a70_63cbe79da3b84ede83fc2967f686f12d~mv2.jpg/v1/fill/w_423,h_582,al_c,q_80,usm_0.66_1.00_0.01,enc_avif,quality_auto/Image_6_L'Homme_%C3%A0_la_hache%5B1%5D.jpg)
Paul Gauguin, L’Homme à la hache, 1891, huile sur toile,
92 x 70 cm, collection particulière
L’Homme à la hache
À l’horizon, par les brouillards,
les tintamarres des hasards,
vagues, nous armons nos démons
dans l’entre-deux sournois des monts.
​
Au rivage que nous fermons
dôme un géant sur les limons.
Nous rampons à ses pieds, lézards.
Lui, sur son char tel un César
​
Ou sur un piédestal de marbre,
taille une barque en un tronc d’arbre
pour, debout dessus, nous poursuivre
jusqu’à la fin verte des lieues.
Du rivage ses bras de cuivre
lèvent au ciel la hache bleue.
​
​
​
​​​
​​
​
6
- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -
​​