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LA FAMILLE PATERNELLE

DE PAUL GAUGUIN

                                                                                                                                                                            

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      Comptant  le dernier vice-roi du Pérou ou encore l’illustre Flora Tristan parmi ses figures marquantes, la famille maternelle de Paul Gauguin est indéniablement mieux connue que celle de son père, le journaliste Clovis Gauguin.

 

      Il se trouve que les ancêtres paternels du peintre l’ancrent, depuis plusieurs générations, dans la ville d’Orléans où il a vécu lui-même durant près de neuf ans. À ce propos, dans Avant et après (1902-1903), son dernier écrit, l’artiste rapporte entre autres souvenirs une anecdote qu’il situe à « Berbère » - en réalité Cerbère - près de la frontière espagnole, où il se trouvait en avril 1884 : « […] Sur la plage je dessine. Un gendarme qui me soupçonne d’être un espion me dit à moi qui suis d’Orléans : vous êtes Français ?  - Mais certainement ! »

 

      « Moi qui suis d’Orléans » : comment mieux témoigner de la conscience qu’avait Gauguin d’appartenir, du côté paternel, à une vieille famille orléanaise dont le berceau se situerait dans un hameau du Loiret qui se nomme précisément « Les Gauguins » [1] ? Beaucoup de Loirétains portent d’ailleurs ce patronyme, particulièrement à Orléans, même si bon nombre d’entre eux  ne se rattachent à l’arbre généalogique du peintre que de façon très lointaine.

 

      Au sud de la ville, au cœur du faubourg Saint-Marceau, vivait entre la fin du XVIIe siècle et le début du XVIIIe un certain Guillaume Gauguin, né vers 1677, qui exerçait le métier de vigneron. Ce dernier a eu trois fils : Pierre, Guillaume et Étienne. Mort en 1848, Guillaume, deuxième du nom, n'a pas eu de descendance. Étienne Gauguin (1710-1781)  est quant à lui à l'origine d'une branche familiale encore largement présente à Orléans ou ses alentours, mais c’est de Pierre Gauguin (1724-1781)  que descend le peintre.

 

      Époux de Françoise Proust, Pierre a été le père de trois filles (Marie-Madeleine ; Françoise, épouse Gallinand ; Marie-Anne, épouse Bruzeau) et deux fils, Pierre-Michel et Guillaume Gauguin (1758-1845), lui-même père d'un autre Guillaume (1784-1855) duquel sont issus Clovis Gauguin (1814-1849) et Isidore Gauguin (1819-1893), respectivement  père et oncle de Paul.

 

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[1] Non loin de Courtenay, ce hameau se rattache à commune de Saint-Hilaire-Les Andrésis (Loiret).

Paul Gauguin vers 1865
Paul Gauguin vers 1865

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      Descendant de jardiniers, Guillaume Gauguin (1784 - 1855), grand-père paternel du peintre, a été épicier, jusqu'aux environs de 1840, dans le quartier de la Croix Saint-Marceau. Sa boutique offrait notamment une grande variété de produits importés, acheminés à Orléans par voie fluviale.

    Marié depuis 1813 à Marie-Élisabeth Juranville, native de Sandillon (Loiret), il a acheté, par adjudication, le 8 août 1835, une maison dotée d’un jardin, sise au 31, quai Neuf (devenu ensuite n° 25), encore nommé quai Tudelle (actuel quai de Prague). Il a par la suite hérité de son père, décédé en 1845, la maisonnette (achetée en 1843) qui se trouvait à l’arrière de cette propriété, au bout d’un jardin contigu, et dont l’entrée se trouvait au n°10 de la rue Tudelle [2].

     Après son décès survenu le 9 avril 1855, cet ensemble immobilier a appartenu à ses petits-enfants, Paul et sa sœur Marie [3], héritiers, entre autres biens, de celui-ci, dès 1853, à la suite d'un partage anticipé du patrimoine de leur aïeul entre son fils Isidore et les enfant de Clovis. Paul et Marie ont ainsi vécu quelques années dans la demeure du 25, quai Neuf, après leur retour du Pérou, à la fin de 1854 ou au tout début de 1855 [4].

 

 

Ensemble et détail d'une carte postale (1904).

Comme la rue Saint-Marceau qui lui est parallèle (à droite), l'avenue Dauphine débouche sur la Croix Saint-Marceau

que l'on aperçoit sur le détail de la photo.

Derrière la voiture à cheval, l'ancienne épicerie de Guillaume Gauguin (emplacement de l'actuelle station de tram).

Achetée par ses parents en 1798, la maison correspondait au n°9 de la rue (aujourd'hui avenue) Dauphine.

Elle comprenait notamment la boutique ouvrant sur la place de la Croix Saint-Marceau (n°5) et une remise convenant au métier de marchand épicier. (A. D. Loiret - Donation-partage Gauguin-Juranville, 1853)

 

Vue ancienne du quai Neuf (ou quai Tudelle).

La flèche indique la maison des Gauguin (toujours visible) au n°25.

 

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[2] Aujourd’hui démolie, cette maison a été remplacée par un garage (16, rue Tudelle).

[3] La double maison du quai Neuf a été mise en vente à la majorité de Paul, en 1869, et vendue l’année suivante.

[4] Voir plus loin.

Place Croix St Marceau 1950 - Paul Gauguin - Orléans
épicerie Gauguin Orléans
25 quai neuf - Orléans - Quai de Prague - Paul Gauguin
oncle zizi - Musée des Beaux-arts Dallas - Paul Gauguin
oncle zizi dessin - Paul Gauguin

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Paul Gauguin : deux portraits de son oncle paternel, Isidore Gauguin [5].

      L’oncle « Zizi » (ainsi surnommé, si l'on en croit Gauguin, « parce qu’il se nommait Isidore et qu’il était tout petit » [6]) autrement dit Isidore Fleury, second fils du jardinier Guillaume, a vu le jour le 5 avril 1819, faubourg Saint-Marceau, au n° 9 de la rue Dauphine [7]. Resté célibataire, il a exercé, durant sa jeunesse, la profession de bijoutier : la mention de ce métier apparaît dans divers documents dès 1845 et jusqu'en 1852. L'acte de décès de sa mère (le 24 mai 1845) et celui de son grand-père Guillaume (le 23 décembre 1845), mais aussi  l'Annuaire du Loiret de 1850 le domicilient à cette époque au  2, rue Saint-Maclou (ancienne ruelle du centre-ville d'Orléans, aujourd'hui disparue, reliant jadis la rue Jeanne-d'Arc à celle des Petits-Souliers - actuelle rue Louis-Roguet -). Accolée au nom d'Isidore Gauguin, on note  également  l'adresse de la rue des Petits-Souliers sur la liste des orfèvres- joailliers des Étrennes orléanaises de 1848 et dans l'Almanach du Loiret de 1849.  Les deux adresses semblent donc avoir coexisté après l'ouverture de la bijouterie de la rue des Petits-Souliers. Si l'oncle Isidore se voit toujours attribuer la profession de bijoutier dans les pages "Commerces" comme sur la "Liste des adresses" des  Étrennes orléanaises de 1851, il ne se trouve toutefois plus domicilié  dans le centre-ville mais au "31, quai Tudelle", chez son père, veuf depuis 1845.

      Au moment du coup d'État de Louis-Napoléon Bonaparte, Isidore Gauguin, fervent républicain, prend part à une manifestation orléanaise, le 3 décembre 1851. Cela  lui vaut une arrestation puis une incarcération, en 1852, dans la maison d'arrêt de la ville et il n'échappe que de justesse à une déportation en Algérie. Gracié par la commission du 19 janvier 1853, l'ancien prisonnier  n'en reste pas moins "sous surveillance". La notice individuelle jointe à la liste des manifestants arrêtés précise à son sujet qu'il fut "l'un des envahisseurs de la Mairie d'Orléans", ajoutant qu'il "portait sur sa casquette ces mots qui étaient signe de ralliement : République et Constitution" et se trouvait, de surcroît, "affilié aux Sociétés secrètes". (Archives nationales F/7/*/2591 – Dossiers de grâce : BB/22/147/1)

      Depuis le partage anticipé des biens de Guillaume Gauguin en 1853, quelques documents et pièces officielles avaient fait de l'ancien bijoutier un heureux  "propriétaire". Dès le décès de son père, en 1855, joignant à ses valeurs mobilières  le fruit de la vente de l'ensemble de ses maisons et terrains, Isidore est redevenu  locataire mais qualifié désormais de "rentier" jusqu'à la fin de ses jours, ainsi que l'attestent notamment plusieurs recensements de population. C'était donc  un "monsieur", mais de la très petite bourgeoisie, car il ne semble pas avoir particulièrement bien vendu ses propriétés et n'a finalement vécu que d'un modeste revenu annuel d'environ 2000 F. Après sa mort, son neveu Paul écrira à sa femme, un peu dépité, à propos de l'héritage à partager avec sa soeur Marie : "Avec une somme de 4000 F à donner à sa femme de ménage et les frais, il reste à peine 9000 F chacun." (Année 1893, Gauguin - Lettres à sa femme et à ses amis)

     Après l’installation de sa belle-sœur et de ses neveux dans la demeure assez spacieuse du 25, quai Neuf qu'il avait occupée avec son père et qui offrait  une vue imprenable sur la ville et le vieux pont Royal enjambant la Loire, Isidore a vraisemblablement habité la maison, moins grande et plus triste, du 10 de la rue Tudelle. Ainsi qu'on l'a vu plus haut, celle-ci se trouvait à l’autre extrémité de ce qui était devenu un seul jardin où le frère du défunt Clovis pouvait profiter de la présence occasionnelle d'Aline, de Marie, et bien sûr aussi du petit Paul : " Mon bon oncle d’Orléans […] m’a raconté que lorsque j’arrivais du Pérou nous habitions la maison du grand-père : j’avais sept ans. On me voyait quelquefois dans le grand jardin trépignant et jetant le sable autour de moi… " se souvient le peintre dans son autobiographie Avant et après. Toutefois, en décembre 1858, souhaitant sans doute recouvrer son indépendance, Isidore a déménagé pour la rue Dauphine avant  de s'installer durablement, dès juillet de l'année suivante, dans la rue Saint-Marceau : d'abord au n° 74 puis aux nos 70 et 72, jusqu'en 1883, date à laquelle il a emménagé au n° 3 de la rue Tudelle où il est mort, le 8 septembre 1893. (Sources : "Almanachs du Loiret", recensements de population, actes d'état civil). L'adresse du "7, rue Endelle [sic]" que l'on trouve sous la plume de Paul Gauguin dans une lettre à son épouse Mette (Paris, décembre 1890) est pour le moins assez fantaisiste, puisque son oncle habitait alors au n°3 de la rue dont il écorche par ailleurs le nom. Elle semble en tout cas avoir été à l'origine d'une plaque commémorative apposée par erreur au 7 de la rue Tudelle où, selon une recherche menée par les archives municipales d'Orléans, "depuis 1837, il n'est fait mention d'aucun Gauguin [...] ni comme propriétaire, ni comme locataire".

      Devenu subrogé-tuteur de ses neveux, le 20 avril 1855 en raison du décès de son frère [8], Isidore s’est particulièrement occupé de Paul après le départ d’Aline, lorsque l’enfant rentrait du petit séminaire de la Chapelle-Saint-Mesmin, le premier mercredi du mois. Il était secondé par une cousine dont la mère était née Gauguin, Jenny Meunier, alors âgée de vingt ans et qui vivait à quelques pas de la maison du quai Neuf [9]

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[5] Peinte vers 1884, l’huile sur toile (27,6 x 19,1 cm) présentée ci-dessus à gauche, se trouve au Dallas Museum of Art (Dallas) où elle apparaît sous le titre Portrait d’un homme. Selon Daniel Wildenstein, il s’agit d’Isidore Gauguin que Pola, fils du peintre, a nommé à tort l’oncle « Henri » lors de son identification du tableau. Sans doute Pola Gauguin commet-il la même erreur de prénom à propos du dessin au crayon sur papier (13,2 x 10 cm, coll. part.), présenté ci-dessus à droite, comme un autre portrait d’ « Henri » Gauguin  : « Je certifie que ce dessin  : le portrait d’Henri Gauguin (l’oncle de P. Gauguin) est un dessin authentique du peintre Paul Gauguin, et m’est revenu après la mort de Monsieur P. Gauguin. Paris le 12 janv. 1925 Pola Gauguin. »  Reconnu par l’Institut Wildenstein-Plattner en octobre 2019 comme une œuvre de Paul Gauguin, ce portrait au crayon pourrait donc représenter lui aussi Isidore. Si l’on en croit Pola Gauguin, Il aurait été réalisé en 1878.

[6] Paul Gauguin, Avant et après.

[7] La maison n’existe plus aujourd’hui. Voir plus haut.

[8] Voir plus loin, à propos de Clovis.

[9] David Haziot, Gauguin, Fayard 2017, p.78.

4

      Frère aîné d’Isidore et père de Paul, Clovis Gauguin est né le 17 avril 1814 dans la maison-épicerie de son père à l'adresse du 5, place de la Croix Saint-Marceau. On ne sait rien de ses jeunes années orléanaises. Après un séjour de quinze mois au Caire [10], il aurait voyagé en Grèce puis en Italie. Ses études, dont on ignore la nature, l’on conduit au métier de journaliste. Faute d’avoir retrouvé des articles signés de sa main,  Charles Chassé et Jean de Rotonchamp, biographes de Paul Gauguin, ne l’ont pas estimé de  grande envergure: « Clovis Gauguin ne dut pas […] jouer dans la presse de son temps un rôle bien considérable », note par exemple Jean de Rotonchamp dans Paul Gauguin, en 1906. Ce fut pourtant un homme de conviction, doué d’un talent de polémiste.

 

      C’est le républicain Garnier-Pagès (1801-1841) qui l’a formé à la politique et l’a probablement recommandé à un ami de George Sand, Frédéric Girerd, grâce auquel il est entré en tant que rédacteur en chef au journal L’Association, fondé en juin 1840 à Nevers (16, rue des Merciers) par quelques notables de gauche. « Dès ses premiers articles, écrit Guy Thuillier, Gauguin s’élève avec violence contre le régime; il condamne le juste milieu, source de tous les maux. […] Il se plaint en octobre 1840 à Garnier-Pagès d’être placé dans un milieu fort tiède et, à partir de janvier 1841, il signe très peu d’articles : les Nivernais n’aiment pas les polémiques trop violentes et il est probable que son départ était déjà décidé.» [11] Clovis Gauguin quitte en effet ce journal au mois de juin 1841 pour prendre, à Caen, la direction du Pilote du Calvados dans lequel il va publier des articles polémiques d’un ton particulièrement violent (De l’indifférence politique, Sommes-nous libres ? …). « Mais le Procureur de Caen est beaucoup moins tolérant que celui de Nevers, poursuit Guy Thuillier, et il a peu de considération pour ce jeune homme de 25 ans qui n’a aucune protection locale. Aussi, dès la première maladresse de Gauguin, décide-t-il de le poursuivre. » [12] On ne s’étonnera donc pas du départ de Clovis, pour Paris cette fois, où il va devenir chroniqueur politique au National, journal de l’opposition républicaine, dirigé depuis 1836 par Armand Marrast, par ailleurs homme politique et notamment président de l’Assemblée nationale en juillet 1848.

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[10] Le 9 juillet 1840, Clovis Gauguin a livré au journal L’Association (voir plus loin) ses « Impressions d’un voyage en Égypte ». In Guy Thuillier, « Un journaliste radical : Clovis Gauguin », La Revue administrative, N° 300, novembre/décembre 1997, pp. 613-619.

[11] Guy Thuillier, op. cit., p. 615.

[12] Ibid. p. 617

5

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Cham, L'Assemblée en récréation, caricature, 1848.

Marrast tentant de rétablir le calme à la Constituante en agitant sa cloche.

 

      C’est par l’intermédiaire de son directeur de journal que Clovis Gauguin rencontre celle qui va devenir son épouse le 15 juin 1846, Aline Chazal, fille d’un graveur lithographe et de Flora-Célestine-Thérèse-Henriette de Tristan y Moscoso, plus connue sous le nom de Flora Tristan, femme de lettres pionnière du féminisme. Aline lui donne deux enfants : Fernande-Marceline-Marie, le 25 avril 1847, puis Eugène-Henri-Paul, le 7 juin 1848. Ils vont à peine connaître leur père vu que ce dernier meurt subitement à Port-Famine, dans le détroit de Magellan, le 30 octobre 1849. Accompagné des siens, il s’exilait à Lima où, devant la menace que représentait Louis-Napoléon Bonaparte, il comptait fonder un journal républicain. Aline et ses deux enfants ont poursuivi sans lui le voyage et vécu durant quelques années auprès leur vieil oncle, Don Pio de Tristan y Moscoso, naguère vice-roi du Pérou.

 

      Comment s’étonner du caractère bouillonnant de Paul Gauguin, issu d’une famille paternelle engagée qui détestait les « tièdes » et descendant, par sa mère, d’une figure majeure du combat social des années 1840 ? La fécondité de sa création picturale ne l’a pas empêché d’être lui aussi tenté par l’écriture mais également le journalisme, entre 1899 et 1900, puisqu’il a été collaborateur, à Tahiti, du journal Les Guêpes et unique rédacteur en chef de neuf numéros manuscrits d'une publication satirique intitulée Le Sourire.

caricature - Paul Gauguin
Sourire - Paul Gauguin
Paul Gauguin, Le Sourire, 1899, gravure sur bois, 10,2 x 18,2 cmm, coll. part.

  © Copyright Christian Jamet, août 2020

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